"Janvier 1965", pouvait-on lire sur les magazines de BD du mois. L'Ere Marvel avait donc un peu plus de trois ans. En ce temps reculé, on tenait pour sacro-saint le principe selon lequel toute série qui se respectait devait se conformer à un certain statu quo: tous les lecteurs de Superman tenaient pour sûr que jamais au grand jamais il n'épouserait Lois Lane. Mais Marvel avait justement pour règle de faire table rase de toute tradition. Son unique mot d'ordre était le changement. Les dogmes, les vérités immuables, tout cela n'était bon qu'à être remis en question !

Un exemple : prenez au hasard trois revues éditées par Marvel et contenant chacune deux séries : TALES OF SUSPENSE, retraçant les exploits de Captain America et de Iron Man; TALES TO ASTONISH, qui avaient pour vedettes Giant-Man et l'Incroyable Hulk; enfin STRANGE TALES, avec la Torche Humaine et le Dr Strange. De toute évidence, Stan Lee n'hésitait pas à remplacer une série qui ne parvenait pas à percer par une autre, plus prometteuse: c'est ainsi qu'en 1965, les aventures de Giant-Man virent leur épilogue publié dans TALES TO ASTONISH 69. Giant-Man rebaptisé Goliath et sa partenaire la Guêpe devaient trouver à se reloger dès l'année suivante à l'Hôtel des Vengeurs.

La série de la Torche Humaine était à cette époque un véhicule destiné à promouvoir la célébrité de la Chose. Mais elle s'arrêta dans STRANGE TALES 134. Peu avant ce final, toutefois, la Torche et la Chose avaient fait une rencontre unique dans les annales de la BD: leur route avait croisé celle des Beatles! La Chose était même portraituré coiffé d'une perruque à la mode du groupe en question.

Le remplaçant de la Torche dans STRANGE TALES fut un personnage parfaitement terre-à-terre placé dans un environnement pour le moins inattendu. Le succès fantastique enregistré par les romans et les films de James Bond avaient donné naissance à une foultitude de polars, films et séries télévisées grouillant d'agents secrets au physique ravageur, évoluant dans un monde foisonnant d'organisations secrètes hautement subversives où la haute technologie prenait des proportions fantastiques.

Alors,dans STRANGE TALES 135, Stan Lee et Jack Kirby introduisirent une agence de contre-espionnage de leur cru, qu'ils baptisèrent le S.H.I.E.L.D. - sigle très probablement inspiré d'un feuilleton télévisé du moment, "The Man From U.N.C.L.E". Seulement, leur héros principal n'avait rien de James Bond. Il était d'âge mur, se rasait quand il avait le temps et mâchonnait en permanence d'énormes cigares. Ils le nommèrent le Sergent NICK FURY et le flanquèrent de seconds, les "COMMANDOS RUGISSANTS".

Le contraste entre le physique quelconque de Fury et le monde fantastique du S.H.I.E.L.D. faisait de NICK FURY, AGENT DU SHIELD, une série unique en son genre. Cet homme moyen donnait à la légende de James Bond un côté humain, et l'attitude plutôt abrupte du sergent contrastait plaisamment avec les prétentions de son adversaire habituel, une secte terroriste appelée Hydra.

La même année, l'Araignée abordait lui aussi un tournant de sa destinée : Peter Parker ayant réussi l'examen correspondant à notre baccalauréat entra à l'Empire State University. Dans le n° 31 de son magazine, il fit la connaissance de trois êtres appelés à jouer un rôle décisif dans sa vie: Gwen Stacy, son premier grand amour; Harry Osborn, qui fut son meilleur ami avant de suivre la trace de son père en endossant le costume du Bouffon Vert; et le Pr Miles Warren, le futur Chacal, créateur du clone de Peter Parker, Mary Jane Watson, elle, était apparue dès le n° 25. Mais Peter Parker se trouvait absent ce jour là et les lecteurs n'avaient même pas pu voir son visage

Année mémorable également pour Daredevil, alors dessiné par Wally Wood, un cartooniste en pleine gloire. Dès le 7ème épisode de sa série, il renonçait à son costume noir et jaune pour revêtir le collant rouge qui nous est devenu familier. Il l'étrenna pour livrer bataille au tout-puissant Prince-des-Mers.

Pour d'autres héros, en revanche, le millésime 1965 fut une année de routine. Dans TALES OF SUSPENSE, son magazine d'accueil, Captain America se borna plus ou moins à raconter ses exploits pendant la 2ème guerre mondiale. Parfois même, il ne s'agissait que de répéter les épisodes contés dans les années 40 par Joe Simon et Jack Kirby: ainsi, le n° 63 de TALES OF SUSPENSE reprend les origines de Cap. Au cours d'une aventure opposant le champion de l'Amérique à son éternel ennemi, Crâne Rouge, Lee et Kirby révélèrent enfin les origines de ce dernier. Cela se passait dans le n° 66. Et le n° 72, dernier de l'année, nous ramenait au présent à l'instant où des agents nazis activaient les énormes robots "Dormeurs" destinés à réduire à néant la vengeance de Crâne Rouge pour la défaite du 3ème Reich.

Hulk, lui, passa l'année à se bagarrer contre le Leader, son ennemi juré, qui apparemment trouva la mort dans TALES TO ASTONISH 74. Une fois n'est pas coutume : il devait rester obstinément décédé jusqu'en 1969, date fatidique de son inévitable réapparition.

Harcelé par ses deux plus grands ennemis, le Baron Mordo et le redoutable Dormammu, Doc Strange s'embarquait pour la quête du Secret de l'éternité, seul capable pensait-il de le délivrer de leurs entreprises.

Et finalement, dans le n° 138 de STRANGE TALES, il se trouvait en présence d'éternité lui-même: l'incarnation de l'infini cosmique, sans doute la création la plus étonnante de Ditko.

Iron Man apprenait l'origine de son ennemi le Mandarin dansTALES OF SUSPENSE 62, et des n° 69 à 71 combattait pour la première fois un challenger presque aussi dangereux: l'Homme de Titanium, son équivalent soviétique.

Dans JOURNEY INTO MYSTERY, Loki le dieu du mal transformait le forçat Crusher Creel en Homme Absorbant, appelé à devenir le plus terrible ennemi de Thor. Les différends sans cesse renaissants entre Thor et Loki finissaient par exaspérer leur père Odin qui les obligeait à en référer au "Tribunal des Dieux". Cette affaire, commencée au n° 116, marque le début des aventures classiques de Thor, réalisées par Lee et Kirby. L'autre série de JOURNEY, "Tales of Asgard", voyait Thor se mesurer aux "Trois Guerriers"; Hogun le Farouche, Fandral l'impétueux,Volstagg l'Enorme.

Et chez les X-men, quoi de neuf? A cette époque, ils devaient être occupés à combattre Magnéto et sa Confrérie des Mauvais Mutants, vous diront les anciens fans... Mais sachez qu'au n° 11, un mystérieux Etranger aux pouvoirs illimités a changé le Cerveau en pierre (ce n'est que temporaire, l'avenir nous le dira). Il a également embarqué deux spécimens terriens - Magnéto et le Crapaud - dans le lointain cosmos... Tout s'est passé si vite que même les X-Men en sont restés sans réaction. Quant à Vif-Argent et à la Sorcière Rouge, membres de la Confrérie, ils sont repartis pour l'Europe. Mais cela non plus ne saurait durer.

Lee et Kirby ne perdent pas de temps pour créer de nouvelles menaces destinées à remplacer Magnéto : l' "Invulnérable" Fléau, demi-frère du Pr Xavier, a commencé sa fracassante carrière dans le n° 12, et voici qu'au 14 surgissent les Sentinelles, robots spécialisés dans la chasse aux mutants ! Un peu plus tôt, Lee et Kirby ont brièvement fait allusion à la défiance que les mutants commencent à susciter chez les homo sapiens. Avec le n° 11, le préjugé antimutant explose de façon dramatique. Il restera jusqu'à nos jours au cœur des préoccupations des X-Men.

C'est peut-être les Vengeurs qui ont connu les bouleversements les plus importants de l'année. Dans le n° 15, le Baron Zemo a fait enlever Rick Jones (ami de Hulk et associé des Vengeurs) pour attirer son vieil ennemi Captain America dans un piège. Cap a suivi Rick jusqu'au repaire de Zemo, en pleine jungle. Et là, le combat décisif a eu lieu. Aveuglé par un reflet du soleil sur le bouclier de Cap, Zemo a tiré au hasard et provoqué une avalanche. Ecrasé par une chute de rocs, le Baron est mort sur le coup. Mais des années plus tard, Cap aura affaire à Helmut, son fils, qui a juré de le venger. A l'heure présente, il y compte encore...

A Manhattan, cependant, les Vengeurs sont venus à bout des Maîtres du Mal de Zemo. Mais tout de suite après, Thor a été cité à comparaître au "Tribunal des Dieux", tandis que Giant-Man, la Guêpe et Iron Man annonçaient leur décision de quitter l'équipe pour poursuivre leur carrière indépendamment des Vengeurs. Un tel fait était alors sans précédent : jamais on n'avait vu les membres fondateurs d'une équipe de redresseurs de torts flanquer leur démission! Et plus fort encore: Cap découvrit à son retour que les transfuges avaient désigné pour les remplacer au sein de l'équipe d'anciens super-vilains réformés : OEil de Faucon, Vif-Argent et la Sorcière Rouge ! Résultat: les Vengeurs y gagnèrent leur identité en temps que série. Les tensions entre Captain America et ses jeunes élèves montèrent jusqu'à un paroxysme d'un impact dramatique certain. Stan Lee avait d'autre part tout loisir pour explorer la personnalité des nouvelles recrues : le sujet n'avait pas encore été exploité, puisque aucun de ces jeunes héros n'avait de revue à lui. Le premier épisode de ces "Nouveaux Vengeurs" fut publié dans les n° 19 et 20, où l'équipe affrontait l'ancien instructeur d'OEil de Faucon, le criminel Swordsman.

Quant aux Quatre Fantastiques le titre de choc des Editions Marvel... Au n° 35, leur ennemi Diablo activa le robot Dragon Man, et dans l'épisode suivant, quelques adversaires de la Torche - le Sorcier, l'Homme Sable et Pete Pot de Colle alias le Piégeur, venus en droite ligne de STRANGE TALES - s'allièrent à une mystérieuse jeune femme nommée Médusa et fondèrent le quatuor des Terrifics, pour faire pendant aux Quatre Fantastiques. Dans le n° 38, le groupe fit exploser une bombe atomique dont les radiations dépouillèrent temporairement les FF de leurs pouvoirs. Cet événement préparait la voie à l'une des aventures les plus fameuses des Fantastiques où on les voyait réduits à l'état d'humains normaux donner l'assaut à leur propre QG du Baxter Building, dont s'était emparé Fatalis. Après quoi les Terrifics réussirent à laver le cerveau de la Chose pour en faire le pire ennemi de Red Richard!

La Chose ayant fini par reprendre ses esprits, les FF livrèrent bataille aux Terrifics dont ils capturèrent les trois-quarts de l'effectif - Médusa étant parvenue à leur échapper. Mais dès le n° 44, nous la voyons prise en chasse par un certain Gorgone. Il nous est alors révélé que la jeune femme appartient à la famille royale des Inhumains, race extraterrestre aux étranges pouvoirs dont l'existence avait échappé jusque-là à toute détection. Au n° 45, les lecteurs font connaissance avec leur roi Flèche Noire, son cousin Karnak et sa jeune cousine Crystal, qui tombera très vite amoureuse de la Torche Humaine.

Mais peu avant l'entrée en scène des Inhumains, un événement est venu bouleverser l'existence des FF. S'il était hors de question pour le Superman des années 60 d'épouser Lois Lane, Lee et Kirby n'hésitent pas à faire franchir le pas à l'invisible dans FANTASTIC FOUR ANNUAL 3. Tous les autres héros de Marvel - ou presque - figuraient dans le cortège nuptial. Et suite aux manoeuvres de Fatalis, tout un contingent de super-vilains se trouvaient là aussi pour empêcher le mariage. L'affaire servit donc de consécration à l'Univers Marvel, tel qu'il existait en cette année 65: âgé de quatre ans seulement, mais foisonnant de personnages éclatant de vitalité. La réception se termina par l'intervention des agents du S.H.I.E.L.D., qui virèrent impitoyablement deux convives clandestins : Stan Lee et Jack Kirby en personne ! Les créateurs de la cosmogonie Marvel auraient plutôt mérité une salve d'applaudissements, avouez!

(à suivre... )

[ MARVELFR.ORG ][ Remonter ]