1973: LA FIN DE L'AGE D'ARGENT (1)

Contrairement au monde réel, le monde des comics est un univers qui se caractérise par sa stabilité. Tandis que leurs fans passent de l'enfance à l'âge adulte, les grands héros du comic book traversent les décennies sans prendre une ride. Les lecteurs qui ont vécu l'Age d'argent du comic dans les années 1960 ont vu les grands architectes de la révolution Marvel - Jack Kirby, Steve Ditko, et même Stan Lee - se lancer dans de nouveaux projets, mais les personnages créés par ces artistes ont continué à exister, confiés à une nouvelle génération de scénaristes et de dessinateurs. Plus les choses changeaient, plus elles restaient pareilles.

L'année 1973 va briser les règles. Elle apporte la preuve que l'Age d'argent est révolu : la jeune génération est aux commandes de Marvel et elle va inaugurer une nouvelle ère au cours de laquelle les comics prendront une orientation nettement plus sombre. Le MARVELS de Kurt Busiek et Alex Ross rend compte d'un événement survenu chez Marvel en 1973 et qui a mis un terme au temps de l'innocence. Le reporter-photographe Phil Shedon, principal personnage de cet album révolutionnaire, est sous le choc quand il réalise que l'année 1973 est celle de la mort de Gwen Stacy.

Le drame se produit dans AMAZING SPIDER-MAN 121, un épisode écrit par Gerry Conway et dessiné par Gil Kane. Norman Osborn est une fois de plus redevenu le Bouffon Vert, le super-vilain qui connaît l'identité de Spider-Man. Le Bouffon Vert capture Gwen Stacy, la petite amie de Parker, et l'emmène au sommet de l'un des plus célèbres ponts de New York. (Ce pont a d'ailleurs soulevé une polémique. Le texte de Conway fait référence au pont George Washington alors que Kane a dessiné le pont de Brooklyn. Le comic book étant un média visuel, je préfère le pont de Brooklyn, mais trois décennies après la mort de Gwen, le doute subsiste encore.) Sous les yeux de Spider-Man, le Bouffon jette Gwen du haut du pont. Spider-Man s'élance aussitôt à son secours et au moment où il la rattrape avec un jet de toile, il entend un craquement sourd. Puis il découvre que Gwen est morte.

De toute évidence, le Bouffon Vert porte la responsabilité de la mort de Gwen et Conway écrit que c'est le choc de la chute qui a tué la jeune fille. Mais comme le suggère la réaction de Phil Sheldon dans MARVELS, il est possible que le craquement sourd qu'a entendu Spider-Man n'ait pas été émis par la toile. Et si Gwen avait eu le cou brisé par l'arrêt brutal de sa chute ? Et si Spider-Man avait involontairement causé sa mort ?

Quoi qu'il en soit, après le décès de son premier amour, Spider-Man est rongé par l'angoisse et la culpabilité. Il s'en veut de ne pas avoir réussi à la sauver, et même de l'avoir mise en danger car le Bouffon l'a tuée pour se venger de lui.

Par bonheur, aujourd'hui encore, Spider-Man respecte le code moral des super-héros de l'Age d'argent. A la fin de l'épisode 121, il jure de punir le Bouffon et effectivement, dans l'épisode suivant, il écrase son rival au cours d'un violent combat. Mais il n'achève pas le Bouffon, laissant cette responsabilité au destin: endommagé pendant la bataille, le planeur du Bouffon l'empale et de toute évidence, le super-vilain meurt dans l'accident.

Pour les lecteurs qui se passionnent pour les aventures du Tisseur pendant les vingt années suivantes, le premier Bouffon est mort. Dans les comics de l'époque, il semble qu'il existe une règle tacite selon laquelle il convient de supprimer le meurtrier d'un personnage majeur (généralement au cours d'un accident) et de faire en sorte qu'il ne soit pas ressuscité par les scénaristes suivants. Ainsi, le baron Heinrich Zemo (qui a tué Bucky, le partenaire de Captain America) et le cambrioleur qui a assassiné Ben, l'oncle de Peter, n'ont jamais été ramenés à la vie (ou dans le cas du Baron, pas de façon permanente, du moins!).

Conway, lui, crée aussitôt un nouveau Bouffon Vert. Harry Osborn, fils du premier Bouffon et ami de Peter Parker, est déjà toxicomane à l'époque. Les lecteurs apprennent bientôt que lorsque la police a découvert le cadavre de Norman Osborn, il ne portait plus son costume de Bouffon. Inévitablement, la police et J. Jonah Jameson soupçonnent Spider-Man d'avoir tué Osborn. Par la suite, les lecteurs découvrent que c'est Harry qui a volé le costume et qui, abruti par la drogue et le chagrin, va devenir le nouveau Bouffon Vert pour se venger du Tisseur.

Harry est mort aujourd'hui, mais l'an dernier, à la recherche d'un super-vilain à qui faire endosser l'histoire du Spider-Clone, les responsables éditoriaux de Spider-Man ont décidé de ressusciter le premier Bouffon Vert. Osborn aurait été sauvé par un super-pouvoir dont personne n'avait entendu parier avant l'arrivée de Wolverine : le célèbre pouvoir d'auto guérison. Sur une idée des scénaristes, la formule qui avait rendu Osborn fou lui avait aussi donné des super-pouvoirs; en 1996, ils ajoutent qu'elle lui a permis de se remettre d'une blessure apparemment mortelle, Norman s'est réveillé à la morgue et depuis, une énorme cicatrice lui balafre la poitrine (Il n'a jamais entendu parler de la chirurgie plastique ?)

La mort de Gwen a eu d'autres répercussions importantes, Conway révèle plus tard que le professeur de biologie de Peter Parker, Miles Warren (un personnage créé par Lee et Ditko), est obsédé par Gwen et considère que Spider-Man est responsable de sa mort. Sous les traits du Chacal, Warren empoisonne alors la vie du Tisseur et crée le célèbre clone de Spider-Man, Ben Reilly, qui refera surface deux décennies plus tard et prétendra être le vrai Spider-Man jusqu'à, sa mort l'année dernière (PETER PARKER: SPIDER-MAN 75).

La disparition de Gwen a une autre conséquence de taille. Elle offre un rôle plus important à Mary Jane Watson, qui est alors le personnage féminin N°2 dans la vie de Peter Parker.

Quand ils ont introduit le personnage de Mary Jane, Stan Lee et John Romita Sr caressaient l'idée d'en faire la petite amie de Peter mais finalement, ils lui ont préféré Gwen Stacy: belle, tendre, réservée, Gwen était le contraire de Mary Jane. Sexy, farouchement indépendante, Mary Jane était certes très attirante, mais elle était dépeinte comme une fille volage qui n'hésitait pas à jouer avec les sentiments de Harry Osborn, un écorché vif qui n'avait pas besoin de ça.

Quand Peter rentre chez lui après la mort de Gwen, il trouve Mary Jane qui l'attend. Ce détail est très significatif: au fil de ses scénarios suivants, Conway va faire évoluer tout doucement leur amitié vers une histoire d'amour.

La première tentative de rapprochement entre Peter et Mary Jane se solde par un échec. Pendant une grande partie des années 80, Mary Jane sera absente de la série et quand elle refait surface, le courant ne semble plus passer entre elle et Peter, sur le plan sentimental du moins. Des années plus tard, Tom DeFalco et Ron Frenz démontrent que sa personnalité volage et insouciante n'est qu'une façade qui masque des problèmes familiaux.. DeFalco et Frenz veulent faire de Mary Jane la confidente de Peter, mais en étoffant sa personnalité, ils lui offrent l'opportunité de devenir le principal personnage féminin de la série et plus tard l'épouse de Peter.

Gwen était un amour idéalisé, mais avec le temps, Mary Jane acquiert une personnalité plus complexe et plus intéressante que celle de Gwen. Dans son graphic novel publié en 1980, PARALLEL LIVES, Conway souligne des ressemblances entre le caractère de Mary Jane et celui de Peter. C'est peut-être pour cela que Gwen est restée un rêve inaccessible et que Peter a fini par épouser Mary Jane.

La mort de Gwen a marqué un tournant décisif dans les histoires Marvel. Certes, elle s'inscrit, en partie dans la tradition établie par Stan Lee. D'autres personnages secondaires sont déjà morts dans des scénarios de I'Age d'argent: Junior Juniper dans SGT FURY et même le propre père de Gwen. Ce n'est pas la première fois non plus qu'un personnage féminin de premier plan passe de vie à trépas: Lady Pamela Hawley l'amie de Nick Fury, et même le grand amour du Prince des Mers, Lady Dorma, ont précédé Gwen Stacy dans la tombe.

Mais cette fois, c'est différent. Gwen est la petite amie de la mascotte de Marvel. Supprimer Gwen, c'est comme supprimer Lois Lane et un tel événement n'est pas censé arriver dans les histoires de super-héros : chaque fois que sa petite amie est en danger, le héros la sauve. Désormais, les fins heureuses ne sont plus garanties. Le ton des histoires Marvel - et celui des histoires de super-héros en général, quel que soit l'éditeur - ne change pas radicalement en une nuit, mais le genre s'aventure dans un monde plus sombre et plus dangereux.

Marvel continue à explorer le genre Horreur dans AMAZING SPIDER-MAN 124, épisode dans lequel John Jameson, fils de Jonah Jameson et astronaute, découvre une étrange pierre sur la lune. La pierre lunaire se fixe sur son cou et par une nuit de pleine lune, elle le transforme en une créature baptisée Man-Wolf (l'Homme-Loup). Tout comme Morbius a été changé en vampire par un procédé scientifique, Man-Wolf n'est pas un vrai loup-garou surnaturel comme c'est le cas du Werewolf by Night de Marvel. Aujourd'hui, John ne se transforme plus en Man-Wolf, mais ses métamorphoses l'ont hanté pendant des années.

Avec l'épisode 126, apparaît un autre genre d'épouvante. Ses instigateurs ont pour noms Carter et Lombardo et leur invention fait encore frissonner d'horreur les lecteurs des années 70. Si vous avez découvert les comics après cette époque et si vous ne voulez pas être hanté à votre tour par ce cauchemar, sautez le paragraphe suivant.

Carter et Lombardo créent la Spider-Mobile. Les comics Marvel sont tellement populaires à l'époque que la Maison des Idées passe des contrats avec des fabricants de produits dérivés. D'où cette idée de génie : Batman ayant sa Batmobile, pourquoi ne pas offrir au Tisseur une Spider-Mobile qui aurait son équivalent en jouet ? Aussitôt dit, aussitôt fait la Spider-Mobile fait son apparition dans le comic book. Au crédit de Marvel, il faut préciser que le véhicule est prétexte à toutes sortes de gags, vu que Spider-Man ne sait pas conduire. Il a grandi à New York où le réseau de transports en commun est si développé et la circulation si difficile que les New-Yorkais ne s'encombrent pas d'une voiture. Mais certains lecteurs s'interrogent : Pourquoi Spider-Man n'est-il pas capable de conduire une automobile alors que Stan lui a fait piloter une moto ? Hmm. En toute honnêteté, Marvel s'est royalement plantée. Les scénaristes finiront par se lasser de la Spider-Mobile et ils la mettront au rebut, mais qu'est ce qu'on aura souffert entre-temps ! (Pour plus de détails sur la Spider-Mobile, lisez VISION 1).

Dans FANTASTIC FOUR, le train-train des quatre héros est bouleversé, provisoirement mais durement, par Roy Thomas. Des problèmes conjugaux poussent Jane Richards à quitter Red, son mari, mais aussi les Fantastiques. Deux épisodes plus tard, Ben, Johnny et Red retrouvent une remplaçante inattendue : leur ancienne ennemie Medusa qui restera un certain temps dans l'équipe.

Après avoir créé MARVEL TEAM-UP une série dérivée d'AMAZING SPIDER-MAN dans laquelle le Tisseur est associé à des invités surprise, Marvel renouvelle l'expérience avec la Chose. Dans MARVEL FEATURE 1 (Vol. 2), uni nouveau scénariste du nom de Len Wein réunit Ben Grimm et son sparring-partner Hulk pour les opposer à l'ennemi juré de Hulk, le Leader, et à Kurrgo, le Maître de la Planète X. Qui ça, vous demandez-vous ?

Eh bien, Kurrgo était le vilain extraterrestre qui avait sévi dans FANTASTIC FOUR 7 ! Très vite, les lecteurs réalisent que la nouvelle vague de scénaristes est bien décidée à rameuter des personnages créés puis mis au rancart par Lee et Kirby ! Certes, aucun auteur ne s'est plus intéressé à Kurrgo depuis MARVEL FEATURE, mais les Team-Ups de la Chose rencontrèrent assez de succès pour être gratifiés de leur propre série l'année suivante: MARVEL TWO-IN-ONE.

Dans la série qui lui est consacrée, Thor passe la plus grande partie de l'année à combattre des aliens mais l'épisode 207 de janvier contient, sous une forme qui n'a encore rien d'officiel, le premier crossover Marvel/DC ! Dans les années 70 se déroulait dans la petite ville de Rutland, Vermont, une parade de Halloween qui avait la particularité d'attirer de nombreux fans de comics, habillés pour l'occasion en super-héros ou en super-vilains. Les comic shops et les conventions étant encore très rares à l'époque, cette réunion de fans était un événement exceptionnel. Des jeunes professionnels du comic se rendaient à Rutland le soir de Halloween et Roy Thomas a utilisé la parade comme toile de fond d'AVENGERS 83 en 1970. Dans cette histoire, il met en scène un fan, Tom Fagan, et il apparaît lui-même parmi la foule des spectateurs.

Dans THOR 207, trois jeunes scénaristes assistent à la parade pendant que le dieu du tonnerre se bat contre Loki dans un autre quartier de Rutland. Le premier est Gerry Conway, auteur de cette aventure de Thor. Le second est  Steve Englehart qui inclut le trio de scénaristes dans AMAZING ADVENTURES 16, dans lequel le Fauve combat le Fléau ce même soir à Rutland. Et le troisième est Len Wein qui, dans JUSTICE LEAGUE OF AMERICA 103, prend la parade de Halloween comme point de départ d'une histoire dans laquelle il met en scène les trois auteurs ! Qui plus est, en lisant ces trois récits, on constate qu'ils s'imbriquent pour former une seule aventure!

En 1973, un autre événement vient confirmer que le flambeau est en train de passer d'une génération à l'autre. Avec SUB-MARINER 63, Bill Everett met un terme à sa prestation sur une série dont la vedette est un personnage qu'il a créé en 1939. Néanmoins, le plus mémorable des épisodes publiés cette année-là est le numéro 57 dans lequel Namor rencontre une création d'Everett remontant aux années 50 : sa version de la déesse Vénus qui, à l'instar de Thor, peut prendre une forme mortelle à volonté.

Les derniers scénarios du SUB-MARINER d'Everett ont été écrits par Steve Gerber, une nouvelle recrue Marvel qui se voit confier la série par la suite. Mais les ventes du titre chutent et pour donner à Namor un look de super-héros conventionnel, Marvel l'habille d'un costume noir dessiné par John Romita Sr.

On justifie ce changement en prétextant que Namor ayant perdu ses pouvoirs aérobies, son ancien ennemi Red Richards lui a créé un costume qui lui permet de respirer.

Il est regrettable que SUB-MARINER n'ait pas rencontré davantage de succès car il contenait une excellente série secondaire intitulée Tales of Atlantis. C'était une chronique des derniers jours d'Atlantis jusqu'au cataclysme qui l'a engloutie sous les flots. Mélange de science-fiction et de magie, elle était centrée autour du roi guerrier Kamuu et de sa valeureuse épouse, l'épéiste Zartra. La série annonçait aussi les changements à venir, Gerber la réalisant en collaboration avec un nouveau talent, le dessinateur Howard Chaykin.

Dans ce chapitre des Chroniques Marvel consacré à l'année 1973, nous avons mis l'accent sur les grands classiques. Dans les aventures de Spider-Man et de Namor publiées cette année là, on sent nettement que l'influence des Ages d'or et d'argent s'estompe de plus en plus. La prochaine fois, nous nous intéresserons à la bombe lancée dans l'Univers Marvel par une nouvelle race de scénaristes travaillant sur d'autres séries, en l'occurrence AVENGERS, TOMB OF DRACULA et MAN-THING, respectivement confiées à Steve Englehart, Marv Wolfman, et Steve Gerber.

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