1974 (1ère PARTIE): UNE NOUVELLE RACE DE HÉROS

En 1974, Marvel était tête de liste sur le marché de la B.D. d'aventure, il n'y avait pas photo... Mais le problème, dans ce cas-là, c'est que souvent on va trop loin le public marque plus ou moins longuement le pas avant de rattraper les novateurs !

Prenez par exemple la série GHOST RIDER qui prit le départ en 1972 et ne parvint à se hisser au hit-parade de Marvel que début 90 ! En 74 aussi, deux héros virent le jour... héros secondaires, mais traités d'une manière qui les démarquait radicalement des personnages auxquels était habitué le public. Eh bien, ils mirent une bonne décennie à percer et ne conquirent que la génération suivante. Seule l'évolution des mentalités pouvait faire d'eux des stars à part entière.

Le premier était le Punisher, né dans AMAZING SPIDER-MAN # 129, sous la machine à écrire de Gerry Conway et le crayon de Ross Andru. John Romita Sr, toutefois, avait élaboré le look du personnage et le costume à tête de mort sous lequel il s'illustra. Avec le Punisher, Conway avait réussi à transposer dans le monde des comics la silhouette du vigile cher à la tradition populaire - à travers la série de romans The Executionner notamment. Dès la première apparition du Punisher, les traits distinctifs du personnage étaient en place, y compris sa propre vision de la guerre qu'il menait seul contre le monde du crime.

Le Punisher présentait la particularité unique d'être manipulé par un super-vilain aussi peu convaincant que possible, cabriolant tous azimuts dans un éblouissant costume émeraude. Non, ce n'était pas le Bouffon Vert mais son successeur, le premier criminel de génie apparu dans le monde de Spider-Man : le Chacal arriva à convaincre le Punisher que notre Tisseur était un dangereux bandit à abattre sur-le-champ.

Spider-Man mit moins d'un épisode à démontrer au Punisher que le seul vilain de l'affaire était le Chacal lui-même. Les deux ennemis, malgré quelques réticences, admirent qu'ils étaient du même bord... et leur malaise marque un changement dans le climat des récits. Jusque-là, les super-héros des comics Marvel ne tuaient sous aucun prétexte. Quand la Veuve Noire menace d'abattre le criminel dans AVENGERS # 37 de 1967, elle est accusée de transgresser les lois de la moralité. C'était devenu le cliché des comics. Le héros courroucé fondait sur son adversaire en hurlant qu'il allait le ratatiner et, à la dernière seconde, il se reprenait, arguant qu'un tel assassinat le ravalerait irrémédiablement au rang de l'ennemi. Même les héros de western made in Marvel tels Kid Colt et Rawhide Kid se contentaient de faire voler l'arme du méchant d'une balle bien ajustée au lieu de l'étendre net.

Le statu quo avait nettement évolué lorsque Marvel entreprit de publier CONAN THE BARBARIAN: le Cimmérien ne regardait ni à trucider ses adversaires, ni à louer ses services en tant que mercenaire.

Le Punisher, lui, se considérait à la fois comme juge et jury et se livrait à des massacres de criminels en tous genres. Spider-Man ne pouvait évidemment pas cautionner tant de violence, mais - fait caractéristique - il n'hésita ni dans l'épisode en question ni plus tard à s'allier avec le Punisher pour combattre leurs ennemis communs. Le Punisher, en effet, revint peu après dans AMAZING SPIDER-MAN # 134 en découdre avec la Tarantule des origines, en compagnie du Monte-en-l'air. Dès le départ, donc, Marvel traite le Punisher non pas en vilain, mais en antihéros. Personne n'approuve ses méthodes, mais les lecteurs et Spider-Man lui-même prennent finalement son parti.

Kurt Busiek
et Alex Ross ont prétendu que la mort de Gwen Stacy (survenue un peu plus tôt dans un épisode écrit par Conway - le hasard est grand !) marque l'instant où l'Univers Marvel a perdu son innocence. Si c'est vrai, l'arrivée du Punisher, héros à la morale ambiguë, souligne la plongée dans les ténèbres de ce monde fictif.

Jusqu'à la fin des années 70, à quelques exceptions près, le Punisher apparaîtra en guest-star dans les titres Spider-Man. Début 80, Frank Miller établira une sorte de ligne de démarcation morale et classera le Punisher dans le camp des méchants. A la fin de la décade, le personnage aura reconquis son statut d'antihéros... et bien plus, puisqu'il sera devenu la star de sa propre série !

Dès sa première apparition, d'ailleurs, les lecteurs durent sentir que le Punisher était destiné à avoir son propre magazine. Mais qu'ont bien pu penser les marvélophiles en voyant débarquer, à la dernière page de INCREDIBLE HULK 180, un personnage vaguement nabot, pour ne pas dire un avorton... Bref, l'antithèse du beau super-héros solidement bâti dont les fans avaient l'habitude ? Un costume jaune vif à rayures, de petites cornes noires et, à ses débuts tout au moins, un visage plutôt ingrat. Quant à son super-pouvoir, il se résumait à ses griffes ! Les lecteurs durent se dire que celui-là ne ferait pas long feu. Et pourtant, ce petit Canadien irascible, alias l'Arme X alias Wolverine, allait se classer en moins d'un an parmi les grands favoris de l'écurie Marvel.

Roy Thomas,
à l'époque rédacteur en chef de Marvel, songeait déjà à organiser la renaissance d'un des premiers super-groupes auxquels il avait prêté ses talents de scénariste : les X-Men. Il s'était mis en tête de créer une équipe entièrement nouvelle, composée de mutants venus de tous les continents du monde. Il suggéra donc au scénariste Len Wein d'imaginer un mutant canadien et de l'appeler Wolverine, comme le petit mammifère du Nord de l'Amérique réputé pour sa ruse et son agressivité - en français, le glouton. Toujours en s'inspirant de la silhouette de l'animal, Wein mit au point le look du petit homme batailleur. Jamais, depuis l'âge d'Or de DC, on avait vu un super-héros aussi minuscule !   Le coup de crayon magistral de Wein équipa Wolverine de griffes d'adamantium, ce métal à toute épreuve inventé par Thomas pour la série AVENGERS. Un héros équipé d'armes blanches était à l'époque aussi surprenant qu'un Punisher brandissant un fusil. Plusieurs années passèrent avant qu'on laissât entendre que les griffes de Wolverine lui avaient parfois servi à tuer. Mais tout de même, il semblait inconcevable de voir un personnage user d'armes aussi manifestement mortelles. Sans doute des manieurs de glaives tels que Conan ou Killraven avaient-ils préparé la voie à Wolverine. En tout cas, ses griffes lui donnaient le côté implacable qui manquait aux autres personnages des années 1970. Dans le récit en deux parties de INCREDIBLE HULK 180-181, écrit par Len Wein, dessiné par Herb Trimpe et encré par Jack Abel, Wolverine n'avait en fait qu'un rôle de figurant. Hulk, en virée au Canada, rencontrait Wendigo, un monstre à la force prodigieuse. Cette créature était en fait un homme nommé Paul Cartier, qui, égaré dans le désert de glace, avait été contraint pour survivre à manger la chair d'un cadavre humain. L'univers Marvel devenait de plus en plus noir, je n'en reviens pas encore que la Commission de Censure ait laissé passer ça ! Cette faute lui valut une punition d'ordre surnaturelle : il fut métamorphosé en Wendigo, une brute sauvage dépourvue de pensée, inspirée du Sasquatch de la légende. Marie Cartier, la soeur du héros, et son ami Georges Baptiste - profondément amoureux de la jeune femme - traversèrent la banquise pour exécuter un rite magique capable d'arracher Wendigo à sa triste condition.

Le Gouvernement canadien, de son côté, envoya Wolverine régler le cas des deux monstres. Le lecteur apprit alors que ses griffes étaient constituées d'adamantiurn et capables de transpercer même la carapace de Hulk. On savait que Wolverine était un mutant, mais on ne parlait pas encore de son pouvoir auto guérisseur. Et des années allaient s'écouler avant qu'on annonce que les fameuses griffes faisaient partie intégrante de son corps et non de son costume.

Le combat qui les opposa n'ayant donné aucun résultat, Hulk et Wolverine finirent par faire front ensemble contre Wendigo. Mais le problème ne devait être résolu que par Baptiste. Dans son désir pathétique de voir Marie heureuse, il se sacrifia en prononçant lui-même la formule magique. Paul Cartier recouvra sa forme humaine, mais Baptiste fut transformé en Wendigo à sa place...

Avec le recul, on se dit que l'arrivée du Punisher et de Wolverine ont été les deux événements marquants de l'année pour les séries HULK et SPIDER-MAN. Mais à l'époque, personne ne s'en aperçut. Les fans furent sans doute bien plus impressionnés par AMAZING SPIDER-MAN # 136 où Harry Osborn devenu fou apparut en grande première dans le costume du Bouffon Vert qu'il tenait de son père. Ou par l'un des épisodes les plus saugrenus de la vie de Spider-Man dans lequel le Dr Octopus s'apprête à épouser cette chère tante May pour mettre la main sur une centrale nucléaire dont elle vient d'hériter ! Les scénaristes de l'époque, il faut bien le constater, traitaient parfois la pauvre May comme une demeurée chronique. Elle était en robe de mariée et sur le point de prononcer le "oui" fatidique quand survint Spider-Man qui mit fin in extremis à la cérémonie. La centrale fut détruite peu après par une explosion. Mais une question demeure : quel parent de Peter Parker a bien pu lui léguer l'établissement en question ? Inutile d'espérer une réponse, tout le monde a oublié l'incident.

Cette année-là, parut aussi dans MARVEL TEAM UP # 28 l'épisode le plus bête de toute l'histoire Marvel. Spider-Man s'y alliait à Hercule pour lutter contre de mystérieux Voleurs de Cités qui avaient pris Manhattan en remorque pour la planquer au large. Le morceau de bravoure d'Hercule consista alors à s'atteler lui-même à la besogne pour remettre Manhattan où on l'avait prise. Hercule est costaud, personne n'en doute, mais trop c'est trop ! Plus tard, les responsables Marvel dirent qu'il s'agissait seulement d'une vantardise d'Hercule.

TEAM UP # 19, lui, mit en scène un des fameux ennemis de Spider-Man : un chercheur, le Docteur Vincent Stegron, avait prélevé de l'ADN de dinosaure en Terre Sauvage et se l'était injecté pour se muter en Stegron, l'homme-reptile.

Marvel continuait de développer sa production. Un troisième titre fut alloué à Spider-Man, un trimestriel de 48 pages qui était en fait une version améliorée de MARVEL TEAM UP, puisqu'il présentait le Tisseur en tandem avec diverses stars de la maison Marvel. (Le concept de départ voulant que Spider-Man fût un solitaire avait fait long feu, semble-t-il ! Intitulée à l'origine GIANT SIZE SUPER-HEROES, la revue redémarra le mois suivant au n' 1 sous le nom de GIANT SIZE SPIDER-MAN. L'histoire était alléchante, puisque les deux co-stars en étaient Spider-Man et Dracula. Mais finalement, leur rencontre n'eut jamais lieu. La raison: en mêlant trop étroitement le monde de Dracula, classique de l'horreur, à l'environnement habituel des super héros, on craignait de diminuer l'impact de chaque personnage.

S'il arrivait qu'une revue Marvel cessât brusquement de paraître, les créateurs se débrouillaient pour caser la fin de l'histoire en cours dans une autre série. Ainsi, en 1973, suite au naufrage de THE POWER OF WARLOCK, Hulk en son 176ème épisode se retrouva propulsé jusqu'à Counter-Earth - l'Anti-Terre, double de notre planète situé à son opposé par rapport au soleil. Deux numéros durant, Hulk nous rapporta les dernières tribulations d' Adam Warlock, le messie de l'Anti-Terre. Son adversaire Man-Beast finit par triompher et par le faire crucifier. Mais on s'en doute, Warlock ne tarda pas à ressusciter d'entre les morts et à foudroyer ses ennemis, Ensuite, Warlock quitta l'Anti-Terre - évacuée par la suite vers un lointain système solaire - pour entreprendre une nouvelle série d'aventures orchestrées par Jim Starlin. Hulk rentra sur terre et son ennemi de toujours, le général "Thunderbolt" Ross, céda le pas au colonel Jack Armbuster, un nouveau comparse fleurant vaguement le Viêt-Nam, le général William Westmoreland plus précisément. Trois des X-Men (qui n'avaient toujours pas de revue attitrée), le Pr Xavier, Cyclope et Marvel Girl, capturèrent le Fléau à l'issue de son premier round contre Hulk au n° 172. Et un gag fut introduit au 182ème épisode dans lequel un encombrant personnage nommé Crackajack fit goûter au Titan Vert le plat qui deviendra son aliment favori : les fayots !

Red
et Jane Storm, pour leur part, semblaient au bord du divorce quand leur ancien ennemi, le Prince des Mers, eut l'idée de feindre une attaque qui les re-précipita dans les bras l'un de l'autre (# 148). Jane refusa toutefois une année durant de reprendre sa place dans l'équipe. Médusa des Inhumains assura l'intérim au sein des Quatre Fantastiques.

Pour rester dans la note romantique, Crystal, la soeur de Médusa, épousa le mutant Vif-Argent des Vengeurs, au cours d'un crossover englobant FANTASTIC FOUR # 130 et AVENGERS # 127. Et l'année des histoires farfelues se poursuivit... Au numéro 151, Thundra, la "femme forte" venue d'un futur alternatif crée deux ans auparavant, affronta son ennemi personnel, un macho brutal baptisé Mahkizmo. Thundra n'eut jamais droit à son magazine attitré, mais elle n'en fut pas moins un personnage important. Elle incarnait un changement de mentalité dans la manière de considérer les femmes. Jusqu'ici, la plupart des super-héroïnes se contentaient d'être invisibles ou de lancer des sortilèges. On ne trouvait chez Marvel aucune rivale de Wonder Woman, l'amazone de la maison DC. Thundra la "Fémizone" fut la première super-héroïne de ce type. Non seulement elle possédait une force surhumaine, mais -contrairement à Wonder Woman qui avait les mensurations mannequin - elle affichait une taille et une musculature impressionnantes. Enfin, il existait une héroïne Marvel capable de rivaliser avec n'importe quel malabar de la distribution !

Bien plus intéressante que FANTASTIC FOUR cette année-là, la série TWO IN ONE, le magazine de la Chose allié chaque fois à un autre héros Marvel. Le scénariste Steve Gerberfit de la Chose le tuteur malgré lui de Wundarr, un alien emprunté à la série MAN-THING (un adulte à la force herculéenne, affligé d'un esprit d'enfant de deux ans). Peu après, la Chose et Captain America se rendirent dans le lointain futur pour aider les Gardiens de la Galaxie qui guerroyaient pour arracher la Terre aux conquérants extraterrestres badoons.

1974 fut une année très médiocre pour Iron Man, le Vengeur Doré, dont les aventures, bien que visant très haut, s'avérèrent toutes décevantes. Le Lama Noir - mystérieux, sans doute, mais surtout soporifique - déclencha une guerre des super-vilains en dressant l'un contre l'autre deux criminels Marvel genre Fu Manchu: Griffe Jaune et le Mandarin.

En même temps, un nouveau héros "de fer" vit le jour dans MARVEL PREMIERE 15, Iron Fist, l'as des arts martiaux, naquit de la collaboration de Roy Thomas, Gerry Conway, Gil Kane et Bill Everett. Alors que Shang-Chi, maître du kung-fu, évoluait dans le monde des romans de Fu Manchu, Iron Fist résultait d'un effort de synthèse entre les champions d'arts martiaux et les superhéros en costume. Ce fut la première réussite de Marvel dans le genre.

Fait étrange : Marvel, qui avait été le premier à donner des rôles consistants à des personnages afro-américains, semblait en 1974 mal à l'aise à l'idée de mettre en scène un héros asiatique. On donna donc à Shang-Shi des origines semi-caucasiennes. Mais peut être les créateurs comprirent-ils leur erreur car, après une apparition unique, ils ne firent plus jamais allusion à la mère occidentale du héros. De la même façon, Iron Fist fut baptisé Danny Rand et nanti d'un pedigree américain. Simplement, il avait été élevé à K'un-L'un, l'un des innombrables états asiatiques fictifs inspirés du roman Lost Horizon adapté au cinéma. K'un-L'un était située dans une autre dimension. De la terre, on ne pouvait y accéder qu'une fois toutes les dix années Marvel, soit vingt ans et des poussières en temps réel. Mais Iron Fist et quelques autres réussirent à contourner cette difficulté un certain nombre de fois. En pourfendant un dragon et en s'emparant de son cœur, Danny acquit un jour le pouvoir du "poing de fer" qui conférait à ses coups une vigueur surnaturelle. Les parents de Danny étaient morts suite à la trahison d'un nommé Harold Meachum, associé de son père. Pour venger le trépas des siens, Danny quitta K'un-L'un dont il resta éloigné une bonne décennie. Son objectif était de retrouver Meachum et de le supprimer. Le justicier masqué débarqua ainsi à New York City et passa plusieurs épisodes à combattre une foule d'adeptes des arts martiaux qui avaient pour mission de le neutraliser. Finalement, Iron Fist arriva jusqu'à Meachum et ne trouva qu'un homme âgé, malade et écrasé par le remords. Cela se passait en 1974 et le Punisher n'avait pas encore marqué l'univers des comics. Comprenant que le meurtre de Meachum serait aussi répréhensible qu'inutile, Iron Fist renonça à se venger. Mais le sort a ses ironies: Meachum fut assassiné peu après par un mystérieux ninja et sa fille Joy accusa Iron Fist, ce qui promettait de l'action pour l'année suivante...

A New York, Iron Fist se lia d'amitié avec Colleen Wing, elle-même versée dans la pratique des arts martiaux. Encouragé par la jeune femme, il finit par retirer son masque et décida de commencer une vie nouvelle. La vengeance n'est pas tout dans l'existence et le monde Marvel, malgré sa noirceur accrue, était toujours éclairé par la lumière de la rédemption !

Peter Sanderson

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